Texte de Laurent de Sutter, essayiste et éditeur
Chers professeurs,
C’est reparti. Une fois de plus, c’est vous qui vous retrouvez en première ligne. C’est vous à qui on demande de faire en sorte que les problèmes qui frappent toute une société soient épongés avec un minimum de dégâts. A l’heure où les institutions culturelles et les établissements de bouche ont été forcés de fermer, où le monde du sport et celui du travail en sont réduits au huis-clos, et où la nuit tombe de plus en plus tôt, dans tous les sens qu’on peut donner à ce mot, vous êtes sommés de rester au garde-à-vous au milieu des classes dont vous avez la charge. On le sait depuis un moment, pourtant : les écoles sont désormais les lieux les plus dangereux au monde – du moins, le petit monde confortable de l’Occident fatigué.

Elles incarnent ce qui reste lorsque la rencontre entre êtres humains encore un peu distraits, encore ignorants des délices paradoxaux de la loi, demeure la règle – malgré vos efforts surhumains pour y aménager un sentiment de sécurité aussi solide qu’il est possible. Bien entendu, vous ne l’ignorez pas, votre héroïsme de premier de cordée, que vous partagez, ces temps-ci, avec les membres du personnel hospitalier, ne vous sera pas compté au rang de bénéfice. Aux accusations idiotes qui continuent à résonner de-ci de-là à propos de votre prétendue paresse, de vos vacances que certains aiment à fantasmer comme démesurément longues, vient désormais s’ajouter un abandon explicite de tout soutien public. Vous êtes seuls. Vous êtes les derniers. Vous êtes devenus, que vous le vouliez ou nous, les ultimes gardiens de la boîte de Pétri où se joue une partie, pour l’instant décisive, du destin du monde – un rôle pourri, dont, de surcroît, vous savez très bien, chers professeurs, qu’il ne récoltera d’applaudissements de personne.
Tout se passe, comme si votre job, en effet, consistait désormais à faire ce qu’on vous dit dans des conditions de plus en plus infernales, tout en vous taisant sur les conditions en question, et en avalant par avance les reproches qu’on ne manquera pas de vous adresser lorsqu’elles seront revenues à une normalité chaque jour plus hypothétique. Ce seront des reproches injustes – mais leur injustice est précisément celle de la situation dans laquelle une forme d’indécision publique a choisi de placer.
D’un côté, on vous oblige à tenir bon là où il est impossible de tenir bon – et, de l’autre, on vous interdit de ne fût-ce qu’espérer un début de reconnaissance face à la manière dont vous affrontez cette impossibilité. Face à cette injustice, d’autres que vous, chers professeurs, auraient sans doute déjà rendu leur tablier – d’autres, moins soucieux, comme vous l’êtes, de ce qui reste de noble, de précieux, d’indispensable, dans les tâches toujours plus périlleuses que vous accomplissez pour transformer les enfants des autres en quelque chose comme des membres du monde.
En temps ordinaires, vous devez déjà composer avec des ressources de plus en plus radines, avec la méfiance fielleuse émanant des jaloux, avec la férocité sans nom de parents persuadés que leur renoncement à éduquer leurs rejetons devrait aussitôt se traduire par des prix d’excellence décernés de vos mains. Aujourd’hui, toutefois, même cela, qui, malgré les circonstances, ne vous est pas épargné, ne constitue que le début de vos ennuis – la première couche d’un mille-feuille de pression que personne, nulle part, ne devrait avoir à supporter. On pourrait espérer qu’une vague de soutien se lève.
Qu’on entende partout chanter les vertus de votre abnégation, de votre acharnement. Que les autorités responsables s’empressent enfin de reconnaître qu’il n’y a pas de monde qui tienne sans un système éducatif fort, riche, inspiré, à la hauteur des femmes et des hommes qui l’animent au quotidien – à votre hauteur, chers Professeurs. Comme pour les hôpitaux, toutefois, les écoles attendent, et attendent encore. Aujourd’hui, elles veillent – mais comme une bougie qui n’attend qu’un souffle de vent pour s’éteindre à jamais.
Très cordialement à vous,
Laurent de Sutter